ABSENCE DE SOUS-SOL

Los Angeles est une ville masculine c’est certain. Son horizontalité annule la verticalité new-yorkaise. Los Angeles est une ville qui instinctivement, dérange, chamboule, déboussole, désoriente, déstabilise, perturbe, bouleverse, déconcerte, agace, bouscule, désorganise, déplace, remue, gêne, pulvérise, décontenance, déconcentre et met hors de lui tout Européen. [...]

Venise est une ville ouverte, creusée, aqueuse, laiteuse, miraculeuse, sinueuse qui ne se laisse pas découvrir d’emblée... Venise nous échappera toujours encore un peu, tant mieux.

La plus grande ville de la première puissance économique du monde, Los Angeles, est bien une ville ouverte, étalée, décharnée, écorchée, excoriée, livrée d’emblée sans pudeur et sans mystère aucun au visiteur. C’est une ville dépliée et déroulée devant nous. Ce décor neuf est posé sur le sol tel un tapis, et non pas enraciné comme chez nous. Ici, seuls les arbres sont enracinés et centenaires ou millénaires, pas les pierres et il n’y a pas de monuments. Muir Woods, au nord de San Francisco, constitue pour les Américains, une cathédrale de séquoias, de Red Woods. Ne cherchez pas d’autres monuments. Il n’y en a point. La ville est monumentale. Le monument, c'est la ville.

Je m’apprête à parler de cette immense zone que je situerai au sud de Santa Barbara, à l’ouest des Sierras et des déserts du Nevada, au nord de San Diego et de la frontière Mexicaine, et à l’est de Hawaï. Pour échapper à la zone L.A.-esque, il faut prendre un avion pour le Mexique, s’envoler pour Hawaï, franchir les hautes sierras, traverser les déserts, gagner San Francisco au nord. C’est d’ailleurs à Hawaï que d'un seul coup, je compris que l’Ouest devenait l’Est, l’Occident trouve ses limites en Californie qui en est la frontière. Bref, la ville de Los Angeles vous retient captif, difficile de s'y rendre, d’y échapper, et difficile d’en sortir.  Oui, elle peut sembler bien laide aux yeux de l’Européen qui débarque à LAX, l’aéroport international. L’uniformité des hangars, l’immensité des billboards publicitaires crachant leur vulgarité, l’aspect kitch des diners dès que l’on s’éloigne de l’aéroport, néons dévorant des kilowatts à l’infini, le côté insignifiant, non-descript, de l’aspect général de l’urbanisme quelque peu glauque, ébauché, décousu et mal ficelé... mal ourlé, s’effilochant, pas encore complètement fini... Et pourtant... Tout est là et tout est dit. This is it.

« There is no form here, […]. I had no idea how little form there was. I don't know what I shall do; I feel so undraped, so uncurtained, so uncushioned; I feel as if I were sitting in the centre of a mighty "reflector." A terrible crude glare is over everything; the earth looks peeled and excoriated; the raw heavens seem to bleed with the quick hard light. »

DÉPLIAGE

Je vais continuer à la « déplier » tel un origami complexe, à l’ex-pliquer. Les Italiens, auxquels j’ai posé la question, n’ont pas conscience (parce que trop dedans) que, lorsqu’ils utilisent le verbe : spiegare, qui en italien signifie expliquer, le sens profond du verbe est en réalité dé-plier et parce que le s privatif accolé au verbe piegare signifie plier, fait référence à son contraire. L'anglais : to explain, évoluera dans le sens de simplifier, aplanir. Expliquer, c’est expliciter, déplier, annuler les plis du relief, aplanir le tissu urbain, repasser les faux plis et mettre à plat. Los Angeles mise à plat, observée sous toutes ses coutures, déroulée, défripée et déchiffonnée.

Los Angeles est une ville sans sous-sol, il n’y a pas de millefeuille qui donne de l’épaisseur et de la stratification tangible à l’instar des autres métropoles du monde. Tout se passe comme si seule la surface compte.

Elle est plate et plane d’emblée. Un urban sprawl, ou étalement urbain. Une crêpe géante ou plutôt une immense tortilla pour mieux cuisiner sa platitude. Oui, je sais, il y a les canyons, comme Mulholland Drive, qui sillonnent les crêtes accidentées donnant l’impression d’être aux fins fonds d’un parc naturel, alors qu’on est bel et bien dans la ville. Disons qu'elle est une sorte de tabula rasa. Les fils électriques sont suspendus et aériens, on n’a même pas pris le soin de les enterrer. On les a juste tissés à la va-vite, les laissant suspendus flasquement et mollement, presque dégoulinants autour de grands poteaux de bois partout à la surface de la ville. Parfois ils pendouillent de façon négligée et servent d’écuroducs, donnant un aspect vieillot et décousu à la skyline de la ville, un surfilage temporaire, on verra bien plus tard pour fignoler les coutures et faire les ourlets. Les maisons n’ont pas de sous-sols, correspondant au basement de la côte Est. Les routes qui sillonnent la ville en dehors du système d’autoroutes s’appellent d’ailleurs les surface streets et le métro y est aérien.

Tout se déroule sous nos yeux comme une immense succession de périphéries continues, mais en réalité discontinues comme un patchwork juste surfilé et non pas jointif. Juxtaposition de quartiers côte à côte. C’est pour cela qu’il n’est pas juste de dire dans notre langue : « dans la banlieue de Los Angeles ». En français, le mot banlieue est lourd de sens et généralement fait référence aux banlieues dites « sensibles ». On part du principe qu’il y a le centre ville puis des périphéries qui ceinturent une ville Out of the box?. Or Los Angeles échappe précisément à cette notion même puisqu’elle est en fait une suburbia géante en elle-même et by designconstituée d’une immensité d’étendues de maisons individuelles à perte de vue. Notre grille de lecture française Découpage ,Perspective ne fonctionne plus et le calque est devenu impossible. Il faut changer d’angle d’attaque. Notre langue perd toute son emprise sur la ville. [...]

CHERCHER LA FAILLE

C’est vrai que cela nous démange de creuser nous les Français, c’est plus fort que nous, nous cherchons la faille et la petite bête. Pourtant ici, il ne faut pas chercher à fouiller, et encore moins à creuser : pas d’Histoire, pas de passé, pas de fouille. On ne parle du sous-sol à Los Angeles que vis-à-vis des sujets suivants : les puits de pétrole de la Brea, La Brea tarpit, qui conservent des vestiges de dinosaures, des derricks ici et là hérissent la ville en pompant, toujours pompant... tels les Shadocks, le souvenir de la ruée vers l’or de 1849. Étrange amnésie du passé et par conséquent désintérêt pour fouiller le sous-sol. Pourtant, comme nous le rappelle Chateaubriand dans une lettre écrite depuis Londres en 1822 :

« Enlevez à ces sauvages [sans connotation péjorative dans le contexte] les os de leurs pères, vous leur enlevez leur histoire, leurs lois et jusqu’à leurs dieux ; vous ravissez à ces hommes, parmi les générations futures, la preuve de leur existence comme celle de leur néant. »

AMNÉSIE

Tocqueville déclarait dans De la Démocratie en Amérique : « Les Indiens de nos jours ne peuvent donner aucun renseignement sur l’histoire de ce peuple inconnu. Ceux qui vivaient, il y a trois cents ans, lors de la découverte de l’Amérique, n’ont rien dit non plus dont on puisse inférer même une hypothèse. Les traditions, ces monuments périssables et sans cesse renaissants du monde primitif, ne fournissent aucune lumière. En ce lieu, cependant, ont vécu des milliers de nos semblables ; on ne saurait en douter. Quand et comment ont-ils péri ? Nul ne pourrait le dire. Chose bizarre ! Il y a des peuples qui sont si complètement disparus de la terre, que le souvenir même de leur nom s’est effacé ; leurs langues sont perdues, leur gloire s’est évanouie comme un son sans écho ; mais je ne sais s’il en est un seul qui n’ait pas au moins laissé un tombeau en mémoire de son passage. [...] C’est là que les hommes civilisés devaient essayer de bâtir la société sur des fondements nouveaux, et qu’appliquant pour la première fois des théories jusqu’alors inconnues ou réputées inapplicables, ils allaient donner au monde un spectacle auquel l’histoire du passé ne l’avait pas préparé. »

de Tocqueville, Alexis, De la Démocratie en Amérique, Tome 1.

Il s’inspirait de Chateaubriand qui déclare :

« Rien de tout cela aux peuples de la solitude : leur nom n’est point écrit sur les arbres ; leur hutte, bâtie en quelques heures disparaît en quelques instants ; la crosse de leur labour ne fait qu’effleurer la terre, et n’a pu même élever un sillon. Leur chansons traditionnelles périssent avec la dernière voix qui les répète. Les tribus du Nouveau-Monde n’ont donc qu’un seul monument : la tombe… »

Que restera-t-il de la civilisation américaine actuelle ? Le sol américain amnésique effacera t-il cette dernière aussi ? Le terrain a-t-il fondamentalement façonné la civilisation dont il est porteur au point de ne pouvoir créer que des « peuples de la solitude ? »

Pas de résonance ni du passé, ni du sous-sol. Il semble que l’amnésie soit endémique à cette terre. Ici, fouiller ne renvoie à rien, par conséquent, on regarde et s’intéresse à ce que l’on a sous la main et sous les yeux. C’est ainsi qu’en anglais américain lorsque l’on dit : it’s history, cela veut dire que c’est dépassé, caduc, oublié voire mort. Cela ne correspond pas au français : c’est de l’Histoire ancienne (par opposition à récente).

Carence d’Histoire, donne amnésie, manque de recul. Ce n’est alors pas surprenant que l’on ait affaire à une culture explicite et non pas implicite comme les cultures française et italienne. La plupart des cultures au monde sont implicites, l'Amérique est une exception.

En effet, contrairement à l’Italie où l’on trébuche constamment sur le passé : il suffit de constater le chaos des centres-villes italiens : chaque chantier moderne est interrompu par des indagine archeologiche, ou fouilles, qui bloquent tout projet contemporain pendant des années. Tout se passe comme si le passé fonctionnait comme un scandale au sens latin du terme, une pierre qui nous fait trébucher, ou pierre d’achoppement. Le scrupule étant quant à lui le petit caillou pointu dans la chaussure. Un empêcheur d’aller vers le futur. D’où la difficulté qu’ont nos pays latins à entretenir le passé d’une part, et à regarder vers demain d’autre part. La tâche est lourde, peut-être trop lourde. La Californie qui n’a aucun joug à porter peut alors avec insouciance se projeter vers le futur. Nous avons pris l’habitude de la laisser faire et innover pour lui emprunter les  nouveautés adaptables chez nous.

Or le passé ne devrait jamais être un frein au futur, il en est le moteur. C'est pour cela qu'à Venise, je préfère de loin me ressourcer dans l'obscurité et l'humidité des fondamente et les fondachi de la ville aux prestigieuses et rutilantes Fondations de nos mécènes de la Dogana, dont la modernité vide de sens m'effraie et me glace. J'aime me réfugier dans les églises de San Zaccaria, de la Pietà de Vivaldi, ou dans la Scuola di Sant'Orsola, toutes les trois voisines. Bellini et Carpaccio y firent leurs preuves, Byron, Wagner, Proust en furent émus.

J'ai confiance en ces enseignements-là. Ils inspirent. Les autres me laissent de marbre.

LE SOUS-SOL

Je fis une expérience du sous-sol californien au cours d'une sortie scolaire pour aller dénicher des fossiles préhistoriques dans la baie de Newport Beach. Seule preuve d’existence et de lien avec un passé tangible bien qu’extrêmement lointain. Tout jeune Californien est capable de faire cet effort, de prime abord surhumain, d'une projection extemporanée générant un attrait certain pour l’ère préhistorique et la paléontologie. Pourtant, cela ne lui coûte en réalité aucun effort puisque quasiment rien ne vient encombrer sa mémoire par des sédimentations de dates historiques constituant deux, voire trois mille ans d’Histoire, comme c’est le cas en Europe, sous le terme générique que les Américains nomment : World History, l’Histoire du (reste du) monde.

Il suffit de constater l’engouement pour The Land Before Time, en français : le petit dinosaure, le dessin animé, et le film : Jurassic Park ainsi que d’autres productions hollywoodiennes pour prouver l’attachement insensé et quasi obsessionnel qu’ils ont avec la préhistoire, l’ère jurassique ou crétacée comme s’ils étaient en relation directe avec ces époques hors du temps conceptuel humain. Alors que nous, Européens, avons l’Égypte, la Grèce et les mille cinq cents ans et plus de domination du monde par l’Empire Romain et l’Histoire de France et de chaque pays européen à nous mettre sous la dent et qui nous ancrent dans une réalité historique. Et dans le Périgord, ils ont Cro-Magnon en prime.

Il semble que le Californien n’ait pour référence à l’Histoire et comme seul lien tangible avec un certain passé sur son territoire, que les très lointains vestiges du quaternaire et les peuples amérindiens qui ont habité cette  terre avant que les Espagnols ne fondent Los Angeles en 1781...

[...] comme si rien ne s’était passé sur son sol. Ils se sont approprié la paléontologie comme leur Histoire la plus proche dans une région sans Histoire. Or pour nous Européens, la terre est porteuse d'Histoire. Le lien entre le sol et ce qu'il a porté a du sens.

Quand on observe les dessins effectués par des enfants dans des écoles primaires à Los Angeles, ce sont souvent des dinosaures qu’ils dessinent alors que les enfants français dessinent plutôt des châteaux forts... Ils reconstruisent la culture dans l'architecture, sur le terrain et dans le temps écoulé, inscrits dans une représentation mentale. Il semble qu’une carence et un déficit d’Histoire pousse à aller chercher là où l'on peut trouver quelque chose. On pourrait penser que les jeunes Américains dessineraient des tipis indiens pour s'approprier une mythologie liée à leur terre... J'ai remarqué que les jeunes Français les ont importés pour les incorporer dans la leur. Les jeunes Américains ne dessinent pas de tipis. Cette Amérique native n'est pas inscrite dans leur Histoire. C’est de l’ordre du tout ou rien, soit on ne creuse pas du tout, soit on creuse très profond.

Une chose est certaine, la solution de continuité, le hiatus avec l’Europe est pourtant réellement perceptible. Ce sont de jeunes Américains et non pas des descendants de l'Angleterre ou d'Allemagne que vous regardez. Ils n'ont pas non plus hérité des Amérindiens. Ne vous y trompez pas. Il n’y a pas de trait d’union qui relie ces mondes et les années coloniales qui servaient de jonction entre l’Ancien Monde et le Nouveau sont bien révolues de ce côté de l’Amérique.




 

Commentaires

16.01.2013 04:35

Jan Siebert

I love your writing. I couldn't begin to critique' it, but it holds my interest. Can't wait to get to the next chapter. Thank you for sharing, Nathalie.