ADDICTION

I T GROWS ON YOU

Lors de l’un de mes premiers séjours aux États-Unis, sur la côte Est, à Yale dans le Connecticut pour être précise, cela devait être l’été 1983... Un Américain d'un certain âge ouvre alors un carton de gold fish,  ces petits crackers salés, type gâteaux apéritifs, que les Américains aiment grignoter, munch on,  à toute heure sous forme de snack. C’est en fait une façon insinueuse, insidieuse et dissimulée d’absorber beaucoup de calories en continu et sur plusieurs heures. Il me tend le carton éventré en me disant la phrase suivante : be careful, these can be really addictive! J’étais surprise, sonnée par l’avertissement. Le mot «  addiction  » n’était pas encore passé dans la langue française et n'avait qu'une forte connotation de dépendance aux substances comme la drogue ou l’alcool. J’étais absolument sidérée par la force de l’emploi de cet adjectif utilisé pour de simples petits crackers en forme de poisson. L’astuce tient dans le format : bite-size,  c’est-à-dire que cela renvoie à la taille miniature, qu’un enfant de deux ans généralement mange, et l’on a le sentiment de déculpabiliser en fractionnant les prises, finger food.  D’où le piège et le phénomène d’addiction !

J’ai réalisé que l’Amérique, et plus particulièrement la Californie, est en fait une nation addictive en soi. What’s next ?

It grows on you, comme on dit en Amérique, «  cela pousse, grandit en vous et malgré vous  ».  L'expression : to kick the habit révèle bien que l'individu, d'habitude seul maître à bord, peut se faire déborder par une accoutumance qui prend le contrôle de sa vie. Constat particulièrement surprenant d'autant plus que le sujet est d'habitude seul maître de son action ! Des phénomènes sociaux sont alors courants tels qu’être shopaholic,  ou intoxiqué du shopping et des cartes de crédit, chocolaholic,  accro au chocolat, workaholic,  ou forcené du travail (qui amène souvent au phénomène de burnt out ), sex addicted,  etc. Ou bien des addictions aux jeux comme le poker, les jeux vidéo, le bingo,  etc. Facebook et Tweeter font le reste. Le système crée des cravings,  des manques, qu’il faut combler et des cliniques de detox pour soigner les gens sous influence. Je suis convaincue qu’ici, quelqu’un inventerait un concept de non-addiction,  ils se précipiteraient dessus et en deviendraient dépendants immédiatement.

Henry James constatait : «  […] cette prompte réduction d’un millier de chiffres à un dénominateur commun était en fait, selon moi, la morale même du tableau. On attribue facilement de l’individualité et de la diversité aux « types », en Amérique, et on jouit d’une réputation d’indépendance sans guère plus de difficulté ; de sorte que ce qui me frappa le plus, d’aspect en aspect, de groupe en groupe, de sexe en sexe, […] ce fut la continuité de la fusion, le flou des distinctions. Cependant, la distinction la moins absente pouvait être, me semble-t-il, dans l’aptitude à dépenser librement paraissant nettement en accord avec toutes sortes de négations… sur un terrain partout cerné d’un nombre infini d’étranges boissons douces et glacées…[…] c’est toujours ça de gagné au sujet des gens – quand on voit « où » ils sont, à défaut de voir qui ou ce qu’ils sont. » 1

La vie consiste à passer d’une séquence addictive à une autre. Un flux tendu de dépendances. Dès l’enfance, addicted to sweets puis cigarettes, drugs, sex, sodas, gambling, shopping, eating or losing weight, aerobics, pilates, chocolate, alcohol, changing spouse, spirituality bingo, etc.

BÉANCES & SOLITUDE

I cannot h elp it  ! est l’expression pour dire qu’on ne peut pas s’en empêcher. Curieusement, le verbe  help est utilisé qui signifie aider, comme si une partie de l’individu ne pouvait pas être « aidée », secourue, sauvée. Il semblerait alors que tout ne soit pas under control ou bien que l’addiction seule maintienne un ordre dysfonctionnel pendant un certain temps, le temps de se lasser pour jeter son dévolu sur autre chose et mettre son argent et son énergie ailleurs qui verrouillera l’individu dans un autre rituel et ainsi de suite. Ces dépendances consécutives ne traduisent-elles pas l’indépendance trop précoce d’un peuple adolescent sevré de la Mère Patrie, l’Angleterre, et de jeunes Américains plongés dans la vie trop brutalement ? Détachés trop rapidement, sont-ils peut-être seulement capables d’attachements autres qu’humains ? Le vide intérieur insondable ne demande qu’à être rempli constamment. Quand un Américain n’a plus faim, il dit : I am full Tel un récipient. Ce qui est moins élégant que l’équivalent français : rassasié. Si bien que lorsqu’il s’explique en français, il dira : « je suis plein » - effroyable expression puisque le « trou », la béance, ne demande qu’à se remplir de nouveau tel un récipient sans fond : full of shit, full of crap, full of himself, full of it, full of holes, etc. Mais également : full of love, full of joy, full of grace, full of laughs, full of hope, full of life, fulfillment, fulfilling, may I fill you up on this? Do you want a re-fill?

Il manque alors dans la chaîne diététique le sentiment de satiété ( satisfaction ). La faim engendre le besoin d’assouvir sa faim fill it up ,   remplissage, d’où fullness Normalement rassasié, l’individu éprouve un sentiment de satiété durable jusqu’à ce que la faim fasse son retour. Or, c’est un paradigme de flux tendu pour les Américains. Le sentiment de satiété n’est jamais atteint, il n’y a jamais de suspension, de vide, sentiment d’ empty stomach, et la satisfaction reste inconnue. Le vide insupporte d’où le craving le manque permanent. L’absence de suspension de l’alimentation est flagrante : on grignote, munch on flux tendu ... ce qui empêche de connaître la faim. On passe alors de l’état de faim à celui de rassasiement en court-circuitant l’étape de la satiété.

Parfois, la prise de recul et l’analogie avec d’autres civilisations anciennes permet de mieux saisir ce qui se passe sous nos yeux. L’Histoire de la civilisation étrusque – première grande civilisation qui s’implanta sur la péninsule italienne dans l’époque pré-romaine – nous enseigne quelque chose. Elle fut brillante dans tous les domaines, nous ne savons toujours pas actuellement reproduire leurs techniques d’orfèvrerie pour obtenir le filigrane et le granulé qu’ils maîtrisaient parfaitement. Elle avait intégré dans son inconscient collectif, que sa durée de vie serait de mille ans. Il y eut alors la période d’expansion, conquêtes, accumulation de richesses, prouesses technologiques. L’époque fastueuse. Puis trois cents ans avant sa « mort » subite et mystérieuse, les Étrusques sont décrits par tous les écrivains latins de l’époque (à partir de l’an deux cents avant notre ère jusqu’à cent ans du début de notre ère), comme un peuple amorphe, paresseux… et obèse ! On leur reprochait de trop manger ce qui faisait que leurs cerveaux fonctionnaient moins bien ! Les Étrusques s’étaient laissés aller. Sombrant dans libations et orgies. Tout se passe comme si, ne pouvant plus exporter leur civilisation, ils avaient atteint un plateau au sommet de leur richesse, ils se replièrent sur eux-mêmes pour faire bombance, se mirent à grossir en faisant du « sur place », faute d’assurer leur croissance. 

Et si ce scénario s’appliquait aux Américains avec cent ans de domination du monde ? La prise de poids permanente des Américains n’est-elle pas un symptôme parmi d’autres, de ce déclin ? Et par extension, du nôtre ?

Céline décrit en ces termes son sentiment de solitude en Amérique : «  En Afrique, j’avais certes connu un genre de solitude assez brutale, mais l’isolement dans cette fourmilière américaine prenait une tournure plus accablante encore. Toujours j’avais redouté d’être à peu près vide, de n’avoir en somme aucune sérieuse raison pour exister. À présent j’étais devant les faits bien assuré de mon néant individuel. Dans ce milieu trop différent de celui où j’avais mes mesquines habitudes, je m’étais à l’instant comme dissous. Je me sentais bien près de ne plus exister, tout simplement. Ainsi, je découvrais, dès qu’on avait cessé de me parler des choses familières, plus rien ne m’empêchait de sombrer dans une sorte d’irrésistible ennui, dans une manière douceureuse, d’effroyable catastrophe d’âme. Une dégoûtation. » 1

C’est cette peur du vide, de la solitude, du néant, cette angoisse et cette «  dégoûtation » pour reprendre le terme de Céline, qui fait que la culture américaine ne peut que pousser à consommer ou faire quelque chose avec excès. Précisément pour éviter cette confrontation avec cette suspension dans un vide insupportable. [...]