UNE VILLE EST SEXUÉE

Lorsqu’on découvre une ville, jaillit en nous Latins, évoluant dans des langues sexuées, l’intuition de ville masculine ou féminine, de ville fermée ou de ville ouverte. Par exemple, on sent bien que Venise, la Serenissima est une ville féminine, Saint-Pétersbourg l’est également. New York est une ville masculine, métallique, dure. San Francisco est une ville féminine, Florence est une ville masculine avec ses palais en bossage rustique, austère de l’extérieur avant de nous révéler ses splendeurs raffinées dissimulées... Vienne est masculine. Certaines villes nous laissent perplexes... parce qu’androgynes...  


Los Angeles est une ville masculine c’est certain. Son horizontalité annule la verticalité new-yorkaise. Los Angeles est une ville qui, instinctivement, dérange, chamboule, déboussole, désoriente, déstabilise, perturbe, bouleverse, déconcerte, agace, bouscule, désorganise, déplace, remue, gêne, pulvérise, décontenance, déconcentre et met «  hors de lui  » tout Européen.

Rome est une ville de coupoles, c’est bien une ville fermée comme le montre Dominique Fernandez 1   dans son très remarquable Dictionnaire Amoureux sur l’Italie : « La Rome païenne nous a légué les édifices les plus massifs que l’homme ait jamais conçus   : Colisée, Thermes de Caracalla. La Rome chrétienne a multiplié les coupoles, dont la plus haute, la plus grande et la plus célèbre, celle de Saint-Pierre, donne bien l’image d’un couvercle posé sur l’agglomération. Les villes légères sont des villes de clochers ; les villes lourdes sont des villes de coupoles. Le clocher monte et perce le ciel ; la coupole étouffe. À la force ascensionnelle du clocher s’oppose la pesanteur du dôme […]. Le globe symbolise la perfection   : une ville coiffée d’hémisphères est comme serrée à jamais dans le corset d’une discipline. Peu de clochers à Rome, peu de liberté dans cette ville. [...] De toutes les villes d’Italie qui ont conquis si tôt leurs libertés municipales, et les ont exprimées sous forme de tours et de clochers (rappelons-nous la rivalité de Florence et de Sienne, et la lutte en hauteur des deux beffrois), Rome est la seule qui se soit tout de suite et pour toujours inclinée devant l’autorité, la seule qui ait laissé écraser son front sous le poids des coupoles ».

Venise est une ville ouverte, creusée, aqueuse, laiteuse, miraculeuse, sinueuse qui ne se laisse pas découvrir d’emblée... Venise nous échappera toujours encore un peu, tant mieux.

La plus grande ville de la première puissance économique du monde, Los Angeles, est bien une ville ouverte, étalée, décharnée, écorchée, excoriée, livrée d’emblée sans pudeur et sans mystère aucun au visiteur. C’est une ville «  dépliée  » et déroulée devant nous. Ce décor neuf est posé sur le sol tel un tapis, et non pas enraciné comme chez nous, ici seuls les arbres sont enracinés et centenaires ou millénaires, pas les pierres et il n’y a pas de monuments. Muir Woods au nord de San Francisco, constitue pour les Américains, une cathédrale de séquoias, de Red Woods. Ne cherchez pas d’autres monuments. Il n’y en a point. La ville est monumentale. Le monument, c'est la ville.


1 Fernandez, Dominique, Le Voyage d’Italie, Dictionnaire Amoureux , Plon 1997, page 496.

URBAN SPRAWL

Je m’apprête à parler de cette immense « zone » que je situerai au sud de Santa Barbara, à l’ouest des Sierras et des déserts du Nevada, au nord de San Diego et de la frontière Mexicaine, et à l’est de Hawaï. Pour échapper à la zone «L.A.- esque », il faut prendre un avion pour le Mexique, s’envoler pour Hawaï, franchir les hautes sierras, traverser les déserts, gagner San Francisco au nord. C’est d’ailleurs à Hawaï que d'un seul coup, je compris que l’Ouest devenait l’Est, l’Occident trouve ses limites en Californie qui en est la frontière. Bref, la ville de Los Angeles vous retient captif, difficile de s'y rendre, d’y échapper, et difficile d’en sortir.

Oui, elle peut sembler bien laide aux yeux de l’Européen qui débarque à LAX, l’aéroport international. L’uniformité des hangars, l’immensité des billboards publicitaires crachant leur vulgarité, l’aspect kitch des diners dès que l’on s’éloigne de l’aéroport, néons dévorant des kilowatts à l’infini, le côté insignifiant, non-descript de l’aspect général de l’urbanisme quelque peu glauque, ébauché, décousu et mal ficelé... mal ourlé, s’effilochant, pas encore complètement fini... Et pourtant... Tout est là et tout est dit. This is it.

« There is no form here, […]. I had no idea how little form there was. I don't know what I shall do; I feel so undraped, so uncurtained, so uncushioned; I feel as if I were sitting in the centre of a mighty "reflector." A terrible crude glare is over everything; the earth looks peeled and excoriated; the raw heavens seem to bleed with the quick hard light. » 1

DÉPLIAGE

Je vais continuer à la «  déplier  » tel un origami complexe, à l’ex-pliquer. Les Italiens, auxquels j’ai posé la question, n’ont pas conscience (parce que trop «  dedans  » ) que, lorsqu’ils utilisent le verbe : spiegare qui en italien signifie «  expliquer  » le sens profond du verbe est en réalité «  dé-plier  » et parce que le «  » privatif accolé au verbe piegare signifie «  plier  » fait référence à son contraire. «  Expliquer  » c’est expliciter, déplier, annuler les plis du relief, aplanir le tissu urbain, repasser les faux plis et mettre à plat. Los Angeles mise à plat, observée sous toutes ses coutures, déroulée, défripée et déchiffonnée.


1 James, Henry, The Point of View, 1886.